L’art contemporain, un langage et une méthode pour penser un futur improbable

Auteur : Sylvain Bureau
Professeur – Directeur Chaire Improbable by Galeries Lafayette, ESCP Business School

Doctorante en Sciences de Gestion, ESCP Business School
Justine Buriller

Face aux changements qui s’annoncent, réfléchir et agir de la même manière qu’aujourd’hui sera de moins en moins possible. Pour s’initier à de nouvelles façons de penser, l’art contemporain offre, sinon une méthode, du moins un cadre utile à qui veut s’initier à sortir de la boîte, pour créer de nouveaux imaginaires. Cette méthode est enseignée depuis plusieurs années dans une école de commerce !

Les prévisions scientifiques sur l’habitabilité du monde sont brutales : selon la NASA, si les tendances actuelles n’évoluent pas, une partie des terres habitables de la planète deviendra désertique d’ici 30 à 50 ans. Le probable se fait toujours plus invivable. Ces constats, qui se précisent chaque année, sont accablants. Mais comme le souligne très justement Edgar Morin, le probable n’est pas le certain, et avec nos faibles forces, nous pouvons créer de l’improbable. Reste à trouver comment y parvenir.

Face aux constats environnementaux, les entreprises, l’État, l’école, l’Université suivent la même inclinaison : s’appuyer sur les connaissances en oubliant que celles-ci sont fondées et parfois prisonnières d’une certaine orthodoxie des imaginaires. On multiplie les rapports et les Fresques du climat pour maîtriser et développer de nouvelles connaissances sur l’anthropocène.

Des connaissances et l’imagination

C’est indispensable, mais pour courir un marathon, il est préférable d’utiliser ses deux jambes : nos connaissances et notre imagination ! Pourtant, la plupart des organisations n’utilisent que la moitié de leur potentiel. Aujourd’hui, il est temps de repenser ces imaginaires institués qui cadrent nos rationalités, nos questions, et les solutions qui en découlent. Ce sont eux qui fabriquent ce futur probable inacceptable.

Dans un tel contexte, la création de l’improbable est un impératif pour de nombreux secteurs : de la station de ski qui doit, faute de neige, développer des activités qui n’ont plus rien à voir avec le ski, aux industries dont l’impact carbone est élevé (bâtiment, élevage, aérien, mode…) et croissant (le numérique). Ces derniers ont l’obligation de trouver des alternatives improbables pour se conformer à la réglementation environnementale ou aux exigences écologiques des parties prenantes (investisseurs, clients, salariés…). Livrer des matelas durables en vélo comme le fait Tediber, s’inscrire dans une démarche de décroissance par la vente de vêtements abordables conçus pour durer le plus longtemps possible comme le propose Loom, ou encore créer des peintures avec des algues comme Algo ; voilà autant de pratiques qui semblaient improbables il y a encore quelques années, et qui répondent aux défis de l’anthropocène.

Apprendre des artistes

Mais comment créer de l’improbable à la manière de ces entreprises ? Sur ce point, les artistes ont beaucoup à nous apprendre. Leurs meilleures œuvres sont inattendues, surprenantes, perturbantes. Et puis, avec le temps, elles deviennent nos nouvelles normalités. De l’impressionnisme au Street Art, des collectifs ont façonné de nouveaux imaginaires : peindre ce que l’on ressent au lieu de ce que l’on voit, faire de l’art dans la rue et non dans des académies. L’art change l’art, et ce faisant, « l’art rend la vie plus intéressante que l’art » comme le soulignait l’artiste Robert Filliou. Cette dynamique, où transmission et transgression se mêlent, est alimentée par deux éléments clés : la connaissance et l’imaginaire.

Selon le philosophe Cornelius Castoriadis, l’imaginaire ne relève pas de ce qui est fantaisiste ou irréel. Au contraire, il est constitutif des récits et des fictions qui structurent nos institutions et nos modèles mentaux. Mais les imaginaires ne sont pas figés. Individuellement ou collectivement, l’être humain est capable de cette imagination radicale qui permet aux sociétés de sortir d’un chemin de dépendance via la création de nouvelles significations. Les entreprises membres de la Convention des Entreprises pour le Climat illustrent cette logique quand elles repensent en profondeur les récits qu’elles diffusent, pour aller vers plus de durabilité. Par exemple, la plateforme Tudigo a permis de lever, auprès de simples citoyens, près de 180 millions d’euros pour financer des projets à impacts écologiques et sociaux.

Les dangers de la pollution sonore sous-marine

Alberto, Eliot, Henry et Sébastien Performance Atelier Improbable, Option Entrepreneuriat, ESCP BS, La Villa Belleville, 2018. Author provided (no reuse)

Nouvelles méthodes pour de nouveaux défis

De la même façon qu’il existe des méthodes scientifiques pour créer des connaissances, il existe aussi des méthodes pour concevoir et diffuser de nouveaux imaginaires. Autrement dit, il est possible de se former à la création de l’improbable, notamment avec la méthode Art Thinking que nous avons développée dans le cadre d’un réseau international.

Cette méthode, développée avec l’artiste plasticien Pierre Tectin, vise à créer de l’improbable avec certitude quand le probable est inacceptable. Enseigné lors de séminaires durant deux à trois jours, il s’agit de parvenir à créer des œuvres d’art qui doivent respecter quatre critères principaux : elles sont improbables (on ne les trouve pas sur Google), elles sont subversives (elles remettent en question des imaginaires qui cadrent nos façons de penser et d’agir), elles sont efficientes (elles mobilisent peu de ressources et de temps et génèrent un impact) et elles sont incarnées (elles portent les aspirations de leurs créateurs).

*En France, chaque personne utilise la chasse d’eau au moins quatre fois par jour. L’eau utilisée est exactement la même que celle de nos robinets : elle est parfaitement potable. Difficile dans ces conditions de prendre conscience de la valeur de l’eau, de l’énergie nécessaire à son épuration, et d’en développer un usage responsable.

La Fontaine Marseillaise illustre l’absurdité de ce mode de consommation, à travers un moment ludique autour d’un verre de Ricard, le meilleur ami de l’eau… Faisons l’expérience des toilettes autrement en buvant un petit jaune, à la vôtre !

Au-delà de ces œuvres qui prennent des formes aussi variées que des vidéos, des peintures, des collages ou des performances, les participants apprennent une méthode qu’il est possible de réutiliser dans tout contexte professionnel. Il devient alors plus facile de jouer et de se jouer des conditionnements sociaux qui limitent les possibles à travers des indicateurs de performance, des règles et des croyances. Pour y parvenir, il ne s’agit pas de se transformer en super héros entrepreneurial ou en génie créatif, il faut plutôt s’approprier une méthode et s’engager avec d’autres dans des projets concrets, ici et maintenant. Il faut parfois du temps avant de voir les effets se manifester.

Des fabriques d’imaginaires

Si les délais varient, le résultat est toujours le même : les nouveaux imaginaires créés aident à voir et à agir autrement.

A l’heure où l’intelligence artificielle envahit toutes les sphères sociales, il est urgent de déployer ces fabriques d’imaginaires qui se nourrissent de toutes les composantes de l’humain : l’émotionnel et le corporel, le politique et l’idéologique, la subjectivité et les sensibilités. Il est indispensable de former à cette autre IA, celle de l’Intelligence Artistique, à même de produire de nouvelles idées, sortant du paradigme du probable.

Publié: 21 octobre 2024
Source : https://theconversation.com/